LES GRANDS FORAMINIFÈRES DU CAMPANIEN,
INDICATEURS THERMIQUES DES EAUX DE LA MER DE LA CRAIE

par Gérard BIGNOT & Madeleine NEUMANN (1)

Menu général
Page précédente

Bull. trim. Soc. Géol. Normandie et Amis Muséum du Havre
t. 84, fasc. 2, année 1997, 2e trim., p. 6-13

RÉSUMÉ :

La présence jusqu'aux latitudes 42-43 ± 5° Nord de grands Foraminifères dans les faciès littoraux des mers de la craie campanienne de l'Europe du Nord-Ouest implique que, durant cette période les eaux marines avaient, en surface, une température moyenne annuelle comprise entre +18 et +22 °C.

Les mers de la craie se situaient approximativement dans la frange transitionnelle séparant une large ceinture équatoriale chaude «tropicale», d'une zone (ou calotte) polaire tempérée.

ABSTRACT :

The occurrence of large Foraminiferids until 42-43 ± 5° North latitudes in the littoral facies of the Seas of
the campanian Chalk in the North-western Europe, involves that the superficial marine waters had an annual average temperature between +18 and +22 °C during this period.

The Seas of the Chalk were approximatively situated in the transitionnal fringe between a large «tropical» equatorial belt and a polar temperate zone (or cap).

MOTS-CLÉS :

Crétacé supérieur, Craie, grands Foraminifères, paléoclimatologie globale.

KEY-WORDS :

Upper Cretaceous, Chalk, large Foraminiferids, global palaeoclimatology

 

1. LA CRAIE, SÉDIMENT SINGULIER

Les Craies blanches à silex, celles de Sens, des falaises cauchoises, de Belgique, d'Angleterre et d'Allemagne, ont suscité récemment des travaux considérables. Leur contenu paléontologique se complète, leur cadre stratigraphique s'affine, et les caractères de leur milieu sédimentaire se précisent.

L'extension des craies blanches à silex est vaste. En affleurement ou sous les terrains cénozoïques, elles s'étendent, en Europe, de la Mer Celtique jusqu'au-delà de la Caspienne. Replacées dans la paléogéographie de la fin du Crétacé, les Mers de la Craie, encadrées par les paléolatitudes 35 ± 5° et 47 ± 5° Nord (2), correspondent à la partie ennoyée du craton européen, à la bordure septentrionale du domaine téthysien (fig.1 ).

L'importance de la phase planctonique (Foraminifères, nannofossiles calcaires, Nannoconus, Pithonelles) impose de considérer la craie comme étant un sédiment pélagique de milieu néritique circalittoral, assez éloigné d'un continent émergé en bordure duquel se déposaient des sédiments infralittoraux : tuffeaux ou, dans le cas d'apports terrigènes abondants : sables, marnes et silicites (3). Compte tenu du niveau marin alors à 200 ou 250 m au-dessus du niveau actuel, la profondeur de dépôt de la craie était de l'ordre de 300 mètres.

À la suite des publications de Jenkins (1980) et de Hart & Bigg (1981), l'attention s'est portée sur les teneurs en oxygène des Mers de la Craie. Les eaux profondes et l'interface eau-sédiment semblent avoir souffert d'un déficit chronique en oxygène et subi plusieurs épisodes anoxiques (Oceanic Anoxic Event = OAE), l'un (OAE2), vers 93 Ma à la limite cénomano-turonienne, l'autre (OAE3) autour de 85Ma, au cours du Coniacien-Santonien.

JU001.JPG (109981 octets)

Figure 1

L'estimation de la température des eaux des Mers de la Craie est également un problème d'actualité qui a été abordé selon deux approches distinctes. La première est fondée sur le rapport isotopique de l'oxygène ( 18O). Dans une thèse récente (Clauser 1988/94), la température annuelle moyenne (=TAM) des eaux marines superficielles, à la latitude 30° Nord, a été estimée comprise entre +18 et +24 °C. La seconde approche, celle des paléontologistes, très ancienne (Cayeux, 1897, p. 539 et suiv.), a été, ces dernières décennies, renouvelée par les spécialistes en Bivalves (Kauffman, 1975) et par des paléobotanistes (Vakhrameev, 1978 et 1991; Batten 1984; Wolf et Upchurch, 1987). Tous aboutissent à des résultats concordants : les Mers de la Craie étaient soumises à un climat de type «subtropical» ou tempéré-chaud.

Pour contrôler ces conclusions paléoclimatiques, il ne semble pas que l'on ait sollicité les Foraminifères benthiques. Quels arguments nous apportent ceux que l'on connaît dans le Campanien, étage au cours duquel la sédimentation crayeuse est peut-être la mieux représentée?

 

2. L'EXTENSION DES GRANDS FORAMINIFÈRES AU CAMPANIEN

Pour les espèces benthiques, il est de tradition d'opposer les « grands » Foraminifères, à structure interne complexe, reconnaissables seulement après examen en coupes minces, aux « petits », de taille réduite, et déterminables dans les résidus de tamisages à partir de leurs seuls caractères externes.

Quelque trente espèces de grands Foraminifères ont été répertoriées (Bignot & Neumann, 1991 ) dans le Campanien de l'Aquitaine septentrionale (Charentes et Dordogne) située, à l'époque, vers la paléolatitude 32 ± 5° Nord. Cette association se retrouve amoindrie et réduite à 4 espèces :

dans le Campanien de Vendée (Viaud et al., 1979), ainsi que dans les craies de Villedieu et de Blois respectivement d'âge santonien supérieur et campanien inférieur (Manivit & Monciardini,1976; Neumann
& Platel, 1983).

Les plates-formes suisse et autrichienne limitant, au Nord (vers la paléolatitude de 35 ± 5° Nord), ce qui
reste de l'océan alpin, hébergent de riches associations de grands Foraminifères (Papp & Küpper, 1953; Mac Gillavry 1963; Hottinger 1967; Bernouilli et al., 1983) un peu différentes de celle de l'Aquitaine, mais comportant cependant plusieurs espèces communes, en particulier Orbitoides tissoti Schlumberger, 1989 et Siderolites vidali Douville,1906.

Au Nord des plates-formes carbonatées aquitaines et nord-alpines, les craies circalittorales d'âge campanien sont dépourvues de grands Foraminifères. Cependant dans trois gisements où l'étage considéré est localement représenté non par des craies, mais par des calcarénites infralittorales, il en a été trouvé de rares individus.

Le premier gisement se situe en Belgique, à l'Est de Bruxelles, à Folx-les-Caves. Le conglomérat et le tuffeau éponymes, qui livrent à la fois Belemnitella quadrata et B. gr. mucronata, fournissent de grands Foraminifères (Hofker 1959 et 1961; Bless et a/., 1991 ) encore médiocrement connus et dont l'étude mériterait d'être reprise. Selon les auteurs il y aurait là :

Un peu plus au Nord, en Basse-Saxe, près de Wernigerode, Hofker (1958) a reconnu dans un falun (« Konglomerate-Lage ») du Campanien inférieur, de très nombreuses Daviesina voigti n. sp., qui - autant que les illustrations permettent de le dire - sont probablement des Sirtina.

Enfin, plus au Nord encore, en Suède méridionale (Scanie), deux gisements (Van Gorsel 1973, 1975 et 1978) ont livré chacun une espèce d'Helicorbitoides :

Dans ces deux gisements les Helicorbitoides étaient les seuls grands Foraminifères rencontrés.

 

3. CONSIDÉRATIONS PALÉOCLIMATIQUES

La présence de grands Foraminifères à des paléolatitudes aussi élevées : 37-38 ± 5° Nord pour la Belgique, 39 ± 5° Nord pour la Basse-Saxe et 42-43 ± 5° Nord pour la Suède, mérite quelques commentaires.

À leur originalité anatomique les grands Foraminifères ajoutent une particularité écologique. Dans la nature actuelle, ils ne se rencontrent que dans des eaux dont les TAM sont supérieures à +22-23 °C (optimum +25 °C avec écart annuel inférieur à 3-4 °C), ne descendant jamais - même momentanément - au-dessous de +18 °C (Murray, 1973). De ce fait, ils sont souvent associés avec des Scléractiniaires coloniaux zooxanthellés et à des algues vertes Dasycladacées et Halimédacées. À cause de leur morphologie et des organismes qui, le plus souvent, les accompagnent dans les sédiments, les grands Foraminifères fossiles sont considérés comme ayant vécu dans les eaux chaudes.

En Aquitaine septentrionale, ainsi qu'en Suisse et en Carinthie, l'association diversifiée de grands Foraminifères témoigne, aux paléolatitudes de 32/35 ± 5° Nord, de biotopes marins infralittoraux, aux eaux bien éclairées et chaudes, avec des TAM au moins égales à +22°C et atteignant peut-être +25°C ou plus encore.

En Scanie et en Basse-Saxe, la présence de populations unispécifiques, même représentées par un grand nombre d'individus, n'a pas la même signification climatique. Elle marque l'extension maximum des grands Foraminifères les plus eurythermes. Si l'on admet que l'absence des autres espèces de grands Foraminifères est liée à la température, alors celle-ci devait, à l'emplacement considéré, avoisiner l'isotherme limitant de +18 °C.

Le bassin belge, situé à peu près à mi-chemin entre l'Aquitaine et la Scanie, et dont l'association de grands Foraminifères compte non pas une mais quatre espèces, pourrait avoir été soumis à une TAM d'au moins +20 °C (peut-être de +20 à +22 °C).

Les valeurs avancées sont données évidemment sous toutes réserves comme un ordre de grandeur. Elles indiquent cependant qu'au Campanien, autour de 75 Ma, la température des eaux superficielles de la Mer de la Craie était comparable à celle des eaux de surface du domaine actuel subtropical et/ou tempéré-chaud. Ces résultats, pour imparfaits qu'ils soient, paraissent cependant significatifs. Ils sont en bon accord avec les valeurs proposées à partir d'autres approches. En bon accord également avec la découverte récente d'un niveau de calcaire oolithique dans le Sénonien littoral de Saumur, ce qui a conduit à envisager un milieu sédimentaire dont la « température [...] ne descend jamais au-dessous de +21 °/22 °C » (Bignot,1996).

JU002.JPG (23403 octets)

Figure 2

Essai de zonation thermique des eaux marines à la surtace du Globe (hémisphère Nord) en fonction de la latitude,
durant le Crétacé supérieur-Paléocène (approximativement entre 90 et 50 Ma) et durant l'Actuel.
Les positions de l'Équateur et des pôles sont supposées les mêmes qu'actuellement.

Quelques auteurs (Bless et al., 1991) ont voulu voir, dans les rares niveaux crétacés à grands Foraminifères du Nord de l'Europe (4), les témoins d'épisodes successifs de réchauffement entraînant à chaque fois une arrivée d'organismes téthysiens. Une autre interprétation peut être avancée. Supposons un bassin avec des eaux chaudes à température à peu près constante. Les grands Foraminifères, incapables de vivre dans les fonds circalittoraux crayeux, se cantonnent dans les environnements infralittoraux calcarénitiques. Ces fossiles jalonneraient ainsi les différentes limites extrêmes successivement atteintes par les Mers de la Craie. L'érosion ultérieure de ces sédiments littoraux explique la rareté et la diachronie des gisements à grands Foraminifères actuellement connus.

 

4. CONCLUSIONS

De telles conditions climatiques ont dû persister au cours du Maastrichtien puisque l'on sait qu'à Maastricht même, vers 38° ± 4° de paléolatitude Nord, se rencontrent graines de palmiers, Rudistes, Scléractiniaires coloniaux, et grands Foraminifères (Voigt,1964; Villain,1974/77). Un peu plus tard, à la fin du Paléocène, le Bassin de Paris est toujours soumis à un climat de type subtropical (Bignot,1995).

Tout au long du Crétacé supérieur et du début des temps paléogènes, c'est-à-dire pendant une quarantaine de Ma, il apparaît que notre globe a subi une période chaude, et peut-être n'y a-t-il, alors, que deux grandes zones thermiques circumterrestres, dans l'hémisphère Nord (fig. 2)

1° une large ceinture chaude, téthysienne, « tropicale », avec des TAM supérieures à 22 °C, remontant au moins jusque vers 35 ± 5° de latitude Nord ;

2° et au-delà, une zone (ou calotte?) polaire, tempérée, avec des TAM inférieures à 20 °C.

Les Mers de la Craie se situaient approximativement dans la frange transitionnelle séparant ces deux zones

JU003.JPG (83080 octets)

Légende de la planche

Fig.1-4 : Sirtina orbitoidiformis Bronnimann & Wirz,1962. Charentes, France.

Diamètre : de 0,7 à 1 mm.
1 : Face ombilicale montrant, au centre, de gros granules jointifs et, à la périphérie, des crêtes radiaires soulignant les sutures.
2 : Vue périphérique, face ombilicale à gauche, face spirale à droite.
3 : Face spirale montrant au centre des granules disposés sans ordre devenant vers la périphérie alignés radiairement le long des sutures.
4 : Section axiale montrant en bas, la face ombilicale avec les piliers ombilicaux et en haut, la face spirale avec les logettes latérales.

Fig. 5-7 : Helicorbitoides voigti Van Gorsel,1973. Bâstad, Scanie, Suède.

Diamètre : moins de 1 mm.
5 : Face latérale montrant de gros granules de taille décroissante du centre vers la périphérie.
6 : Section transverse équatoriale montrant des logettes équatoriales supplémentaires entre les tours de spire.
7 : Section axiale montrant quelques rares logettes latérales.

Fig. 8 : Helicorbitoides longispiralis (Papp & Kï&127;pper,1953). Stafversvad, Scanie, Suède.

Diamètre : de 2 à 4,5 mm.
Nombreux granules de taille égale (0,1 mm).

Les photographies sont extraites des articles de van Gorsel 1973 (pl. 1, fig. 2 et 6 et pl. 3, fig. 4 et 5) et
1978 (fig. 27b et f), à l'exception des figures 1 et 2 qui sont originales (MN 6495/6 et 8).

 

Références bibliographiques


Notes :

  1. Université Pierre et Marie Curie. Laboratoire de Micropaléontologie. Place Jussieu, Tour 15, Étage 4, Case 104, 75252 Paris Cedex 05
  2. Les paléolatitudes adoptées ici sont celles de la carte " Late Maastrichtian palaeoenvironments (69,5-65 Ma) " in Dercourt et al.(1993). La précision est de l'ordre de ± 5°.
  3. Des silicites sont connues dans la région saumuroise (Fröhlich,1996). Elles sont, par ailleurs, sous le nom d'opoka, particulièrement développées en Pologne centrale, sur le haut-fond qui sépare la Mer de la Craie en deux domaines, l'un occidental, l'autre oriental (de l'Ukraine au Kopet Dagh).
  4. Plusieurs horizons à grands Foraminifères sont également connus dans le Maastrichtien de l'Europe du Nord.

Retour début de page / Sommaire documents / Menu général